Il y a un peu plus d’un mois maintenant, je me suis lancé un défi un peu idiot : lire les 15 romans sélectionnés dans la première shortlist du Goncourt, et ce avant la remise du prix. J’ai fini le premier le 4 septembre, sans savoir alors qu’il serait sélectionné, et j’ai fermé le dernier hier soir, après quelque chose, donc, comme 4500 pages de possibles futurs Goncourt (si quelqu’un veut faire le calcul exact, il aura ma reconnaissance…).
Quand je me suis lancé, je ne savais pas exactement pourquoi je faisais ça, au-delà du côté challenge qui m’amusait. Je suppose que c’était le moyen de vérifier la fiabilité des goûts d’un jury qui règne encore et toujours en maître sur la rentrée littéraire, en dépit de choix finaux le plus souvent jugés médiocres. Soyons généreux : depuis 2000, je sauverais trois Goncourt, trois romans dignes d’un prix aussi prestigieux : Les Bienveillantes, Trois Femmes puissantes et la Carte et le territoire. Les autres sont tantôt agréables, tantôt passables, parfois risibles. Il n’empêche que, chaque année, je note que quelques très bons romans figurent dans la shortlist, même s’ils n’arrivent pas à la ligne d’arrivée. Il était temps de voir dans quelle proportions exactement…
Disons-le franchement, il vaut mieux être têtu pour venir à bout d’un défi pareil, et je ne suis pas certain de recommencer. Peut-être cette shortlist n’est-elle pas représentative de celles des années précédentes. Je soupçonne le jury d’avoir fumé quelques nappes de chez Drouant. Dès le départ, ça sentait l’entourloupe : on peut certes s’ouvrir à différentes littératures, mais Foenkinos et Delacourt ont-ils vraiment leur place dans une telle liste ? La question a été largement débattue depuis la première sélection. De mon côté, à chaque rétrécissement de la liste, voyant disparaître mes favoris des débuts, je commençais à désespérer. Aujourd’hui, je suis convaincu que le jury est passé à côté de grands textes de cette rentrée et qu’il s’apprête au mieux à récompenser un texte médiocre, au pire à commettre la plus mauvaise blague de l’année. Puisque j’ai voulu me transformer en membre fantôme du jury Goncourt le temps de cette rentrée, voilà tout de même le palmarès complet.
Commençons par le bas du tableau : la palme du mauvais goût, de la stupidité et des idées rances revient à l’Ordinateur du Paradis de Benoît Duteurtre. Le voir disparaître de la dernière sélection a été un soulagement immense… Dans son sillage, les mentions « tout juste bon à remplir les pages Livres de Cuisine Actuelle » : Constellation d’Adrien Bosc, On ne voyait que le bonheur de Grégoire Delacourt, La Femme qui dit non de Gilles Martin-Chauffier et le Roi disait que j’étais diable de Clara Dupont-Monod. David Foenkinos mérite d’occuper à lui seul la catégorie « écrivain qui a choisi un sujet trop grand pour lui » avec Charlotte, inexplicablement rescapé de la troisième phase d’élagage, tandis que Reinhardt peut fièrement repartir avec les lauriers du roman le plus surestimé de la rentrée pour l’Amour et les forêts.
Venons-en à ceux qui méritent une mention « honorable ». Trois d’entre eux figurent dans la dernière sélection : Meursault, contre-enquête de Karim Daoud, Pas pleurer de Lydie Salvayre et Ce sont des choses qui arrivent de Pauline Dreyfus. Un cran au-dessus mais évacués dès le second tour, l’épatante fresque transylvanienne de Mathias Menegoz, Karpathia, et les hilarantes Tribulations du dernier Sijilmassi de Fouad Laroui.
Pour terminer, un trio de tête se dégage de ce terne peloton. Je remercie, malgré tout ce qu’il m’a fait endurer, le jury Goncourt pour son petit coup de projecteur sur l’impressionnante Ligne des glaces d’Emmanuel Ruben, très belle réflexion sur la notion d’identité, individuelle comme nationale, texte que je n’aurais sans doute pas lu s’il n’avait pas figuré dans la sélection. Enfin, deux autres superbes romans, plus médiatisés, ont malheureusement disparu dès la deuxième liste : La Peau de l’ours de Joy Sorman et son ours narrateur, plus humain que bien des hommes – et même plus féministe que bien des femmes – et Tristesse de la terre d’Eric Vuillard, plongée poétique dans la terrifiante usine à imaginaire que fut le Wild West Show de Buffalo Bill. Espérons que les lycéens s’avèreront plus éveillés que leurs aînés et qu’ils choisiront de récompenser au moins un de ces trois-là… Et ayons, surtout, une pensée pour ce vieil Edmond qui, dans son testament, souhaitait par-dessus-tout « que ce prix soit donné à la jeunesse, à l’originalité du talent, aux tentatives nouvelles et hardies de la pensée et de la forme ».