Au fait, lecteur, je vous le dis
Je chante ici un jeune ami
Et ses facéties nombreuses.
Bénis ma tâche laborieuse
Ô toi, Muse de l’épopée
Mets-moi un bâton sûr en main
Pour que je suive le droit chemin.
En voilà un prologue classique, compassé, qui doit annoncer un texte poussiéreux et démodé, pensez-vous peut-être… Sauf que Pouchkine ne pense à l’insérer dans son ouvrage qu’au bout de cent cinquante pages environ, et qu’il termine par ce pied-de-nez :
Mais ça suffit. Bas le fardeau !
Le classicisme, j’ai honoré,
Bien tard, mais le prologue est fait.
Car si Eugène Onéguine est un roman en vers, genre dont on pourra craindre l’académisme fastidieux, il est pourtant empreint d’une fantaisie débridée, l’auteur le concevant comme une récréation auquel il consacre quelques heures de temps en temps pendant cinq années entières. Sans aucun plan sinon celui que lui imposent les personnages qu’il a imaginés, il suit avec nonchalance Eugène Onéguine, jeune homme désinvolte, Tatiana, une jeune fille qui l’aime éperdument mais qu’il dédaigne, Olga, la soeur de la précédente, et Vladimir Lenski, amant d’Olga et ami d’Onéguine, qu’il finira pourtant par provoquer en duel.
De ce mince canevas sentimental, Pouchkine fait un long poème des plus variés, qui commence dans l’ambiance pétillante de la jeunesse insouciante d’Onéguine avant de se faire plus élégiaque, teinté d’échos du romantisme qui a alors le vent en poupe un peu plus à l’Ouest, lorsque les personnages principaux connaissent les tourments de l’amour. Mais même si chaque chapitre est composé dans une tonalité dominante, Pouchkine n’hésite jamais à changer radicalement de style d’une strophe à l’autre, peut-être en fonction de son humeur au moment de reprendre son ouvrage, comme cette extraordinaire scène de sabbat rêvée par Tatiana qui prend place dans un des chapitres les plus mélancoliques :
Encore plus fort, encore plus sombre,
Un crabe chevauche une araignée ;
Un rire jaillit d’un nez coupé ;
Ici un crâne qu’une oie malmène,
Coiffé d’un bonne tricoté ;
Le moulin bondit et danse
Et ses ailes battent la cadence.
Ca jappe, ça rit, ça siffle et claque,
Les mots piétinent comme des sabots.
– Mais qu’a pensé la douce Tatiana
Quand, parmi toute cette assemblée,
Elle reconnaît, superbe et beau,
De notre roman le héros ;
A table Onéguine est assis
Et, de sa place, il fixe l’huis.
Reconnaissons au passage le grand talent de la traductrice Nata Minor, qui parvient à rendre le texte dans une langue très poétique, versifiée avec rigueur mais sans recourir à des contorsions qui dénatureraient trop le sens – même si j’imagine qu’une traduction comme celle-ci est nécessairement infidèle et que j’ai rarement autant regretté de ne pas lire le russe…
Pouchkine, déjà très reconnu à sa mort en 1837, est considéré aujourd’hui comme le père fondateur de la littérature russe. La Fille du Capitaine, que j’ai lu il y a quelques temps, me semblait effectivement contenir en germe nombre de thématiques que l’on retrouve chez Dostoïevski ou Tchekhov ; rien cependant ne m’avait préparé à l’extraordinaire richesse du style de Pouchkine dans Eugène Onéguine, qui pour avoir des personnages parfois moins fouillés psychologiquement n’en est pas moins un chef d’oeuvre de la littérature russe.
Le bandeau provient d’une mise en scène créée en 2010 à Lyon par Peter Stein de l’Onéguine de Tchaïkovski.
Quel article appétissant ! Je dois en faire la lecture prochainement; l’une de mes élèves le lit et je lui ai promis que nous en parlerions.
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J’espère qu’il te plaira autant qu’à moi !
Quel âge a ton élève ? Je ne sais pas si j’aurais vraiment apprécié ce livre à l’époque du lycée…
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voilà qui donne envie de s’y replonger!
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